Vue de la métropole nantaise depuis la station spatiale internationale (Thomas Pesquet, 2017)
Aujourd’hui, Nantes Métropole se comporte comme Rome durant l’Antiquité et s’affranchit de son hinterland nourricier historique grâce à un gigantesque réseau de transports maritime et routier. Si les systèmes alimentaires permettant de nourrir les Nantais à leur faim sont dépendants des transports, les systèmes de transport maritime et routier qui les soutiennent sont eux, à l’échelle nationale, respectivement dépendants du pétrole à plus de 90 % (Le Marin, 2023) et 99 % du pétrole (MTECT, 2020). Qui plus est, contrairement aux apparences, nous sommes autant sur le fil de rasoir que ne l’étaient les Romains durant l’Antiquité. À savoir, quand l’empereur Claudius prit le pouvoir à Rome, la ville n’avait alors que 8 jours de stocks de grain devant elle (Steel, 2016), et ce alors que les Romains faisaient tout leur possible pour conserver des stocks de grain afin de parer à une attaque soudaine. Aujourd’hui, c’est encore pire, alors même que nos moyens logistiques sont colossaux…
Mais comment expliquer la vulnérabilité de Nantes Métropole face à la baisse des approvisionnements alimentaires ? Cette dernière s’explique car nous n’avons plus aucune culture du risque, la rentabilité économique et la nécessité de nourrir les grands centres urbains à bas coût sont le fondement du système agro-industriel actuel. L’optimisation perpétuelle de la distribution alimentaire fait que nous constituons très peu de réserves en ville. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) souligne (2020) que l’autonomie alimentaire de la ville de Paris est estimée à 3 jours. De son côté, l’Atelier parisien d’urbanisme estime (2024) que les stocks de denrées nécessaires pour alimenter la population parisienne sont de l’ordre de 5 à 7 jours de consommation moyenne. Pour schématiser, selon Mickaël Brard (2020), au lieu de payer un entrepôt et des taxes au m2 de surface en ville, on va préférer mettre les stocks de nourriture sur les routes, celle-ci arrive en « juste à temps ». Des schémas qui ne sont guère conçus pour faire face à une crise soudaine ou s’inscrivant dans la durée comme la baisse annoncée de nos approvisionnements pétroliers engendrée par la déplétion des ressources pétrolières à l’échelle mondiale. Rappelons qu’en 2021, parmi tous les modes de transports utilisables (route, ferroviaire, fluvial) sur le territoire national, la voie routière s’élevait à près de 90 % du volume agricole et alimentaire transporté (MASA, 2023). Nantes Métropole est donc non seulement majoritairement dépendante des transports routiers et maritimes pour son approvisionnement alimentaire mais elle n’a également quasiment aucun stock…
Et contrairement à ce que l’on peut entendre parfois, l’agriculture urbaine ne suffira jamais à alimenter l’ensemble de la population métropolitaine nantaise. À l’heure actuelle, même si toute la surface agricole utile de la métropole (12 632 ha) était consacrée à nourrir ses habitants, celle-ci ne pourrait couvrir que 4,3 % des besoins alimentaires de la population métropolitaine, soit environ 29 400 personnes (voir le Calculateur surface agricole nécessaire pour nourrir les habitants d’un territoire). Un taux en deçà du taux calculé par le cabinet de conseil Utopies en 2017 qui a tenté d’évaluer le degré d’autonomie alimentaire des cent principales aires urbaines françaises. Selon cette étude, en 2017, l’aire urbaine de Nantes se classait en troisième position, derrière celles d’Avignon (8,2 %) et de Valence (6,43 %), avec une autonomie alimentaire estimée à 6,37 %. Bien que ce chiffre puisse déjà sembler faible, on constate qu’il est en réalité surévalué…
Car parler d’autonomie alimentaire pour une métropole n’a que peu de sens puisque pour nourrir une métropole comme Nantes et ses 647 000 d’habitants, il est théoriquement nécessaire de mobiliser plus de 278 000 hectares, soit 5,5 fois plus que la surface de Nantes Métropole. Si l’on reterritorialisait la production de l’alimentation au plus près de Nantes – ce qui serait très difficile au vu de l’urbanisation -, il nous faudrait mobiliser plus de la moitié de la surface agricole utile de la Loire-Atlantique. Par conséquent, les centaines de milliers d’habitants des territoires agricoles concernés devraient être incités à quitter le département, à mobiliser des surfaces agricoles éloignées ou à adopter un régime alimentaire végétalien. En effet, seulement 131 000 hectares de surface agricole utile seraient encore à disposition pour les 800 000 habitants restants dans le département, soit 0,16 ha par personne et par an. Bien que peu réaliste, seul un grand mouvement « Nantais et végétaliens » ou « Mariligériens et végétaliens » permettrait d’obtenir une réelle autonomie alimentaire pour Nantes Métropole. Sans quoi, l’on comprend que, dorénavant, l’immense majorité de ce que les Nantais – à nombre d’habitants inchangé – mangeront proviendra toujours des champs de céréales et de maraîchage sur de plus grandes surfaces loin de la métropole et à l’extérieur du département. Et c’est sans compter les besoins en surface agricole nécessaires à la production de matériaux et de matières biosourcés destinés aux biocarburants, aux matériaux de construction, aux matières textiles et plastiques, etc.
L’autonomie alimentaire ne peut donc véritablement être travaillée par la métropole nantaise, car cette dynamique se ferait au détriment des populations et des territoires environnants. Ce type d’approche reviendrait en effet à créer une forme de « dette de surfaces alimentaires mobilisées » que l’on ferait rouler géographiquement jusque dans les départements limitrophes : les territoires densément peuplés accaparant les terres agricoles des régions moins urbanisées ou économiquement moins puissantes. Une telle dynamique reproduirait en quelque sorte les mécanismes du colonialisme, cette fois-ci à l’échelle territoriale. Ainsi, comportant plus de surface agricole utile et de taille raisonnable au regard de la contrainte à venir sur les transports routiers de marchandises, l’échelle départementale semble être l’échelle géographique adéquate pour travailler la résilience alimentaire.
En outre, selon les projections de l’INSEE (2023), la population de Nantes Métropole pourrait compter 806 000 habitants en 2050, soit environ 150 000 habitants de plus. Le réchauffement climatique pourrait réduire les rendements des surfaces agricoles en Loire-Atlantique (GIEC des Pays de la Loire, 2022). L’effondrement de la biodiversité à l’échelle mondiale et nationale pourrait également faire baisser les rendements des productions agricoles en Loire-Atlantique (FAO, 2019). En parallèle, le pic pétrolier pourrait entraîner dans son sillage une succession de chocs pétroliers et/ou, a minima, une contraction généralisée du système extractif, productif et logistique mondialisé, ce qui risquerait d’affecter là encore fortement les rendements agricoles, en plus de nos capacités de transport de marchandises. Exemple, dans le coût de revient de la production d’engrais azotés, le poste de dépense le plus important est le gaz naturel, car le procédé Haber-Bosch nécessite de grandes quantités de ce dernier. Pour fixer une tonne d’azote sous forme d’ammoniac, il faut une tonne d’équivalent pétrole (tep) en gaz ou en charbon (Radisson, 2022). Problème, l’on observe, historiquement, une forte corrélation entre le prix du pétrole et celui du gaz naturel (Natixis, 2010). Quand ce n’est pas directement une dépendance directe qui rend les exploitations agricoles vulnérables face au prix ou à la disponibilité du pétrole, c’est la dépendance indirecte à son prix par le biais des cours du gaz naturel qui crée la vulnérabilité. Ainsi, au global, une diminution significative de la production et de la distribution d’intrants tels que les pesticides ainsi que les engrais azotés et phosphatés pourrait être observée. Or, si les rendements agricoles ont été multipliés par 5 depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est surtout grâce au développement de la fertilisation de synthèse (L’Élémentarium, 2022).
Notons aussi que lorsque les aliments sont issus de l’agriculture biologique, les surfaces mobilisées sont plus élevées qu’en production conventionnelle du fait de l’écart de rendement entre les deux modes de production : + 30 % de surfaces sont nécessaires pour le régime végétalien issu de l’agriculture biologique (0,16 ha) par rapport au régime végétalien issu de l’agriculture conventionnelle (0,12 ha) et + 45 % de surfaces sont nécessaires pour le régime le plus carné issu de l’agriculture biologique (0,75 ha) par rapport au régime le plus carné issu de l’agriculture conventionnelle (0,53 ha) (ADEME, 2020). En somme, les conséquences du dépassement des limites planétaires, la raréfaction des ressources fossiles énergétiques et minérales, ainsi que la nécessité de passer à une agriculture biologique afin de freiner l’effondrement de la biodiversité viendront assurément augmenter la demande en transport de produits alimentaires, de par les plus grandes surfaces agricoles à mobiliser via la demande alimentaire croissante en elle-même mais aussi en raison de plus faibles rendements agricoles.
Or, la résilience du transport de marchandises (dont les transports agricole et alimentaire) vis-à-vis du risque de baisse des approvisionnements pétroliers se réalise également par une modération de la demande de transport (Bigo, 2023). En effet, si les entreprises de la logistique et de la grande distribution essayent de s’emparer de l’enjeu de la « dépétrolisation » (électrification, biocarburants, etc.), il semble y avoir une impossibilité à la « dépétrolisation » à temps du transport routier de marchandises à demande de transport de marchandises inchangée (Sénat, 2021) face à l’imminence de la baisse de la production nette de pétrole à l’échelle mondiale. Pour rappel, l’électrification des poids lourds à demande de transport de marchandises inchangée, en tant que meilleur potentiel pour la dépétrolisation des transports routiers de marchandises, n’en est qu’à ses balbutiements et pourrait bien ne pas être suffisante (effet parc, prix excessif des poids lourds électriques, contrainte à venir sur les métaux essentiels à l’électrification des véhicules, crise financière et économique mondiale attendue, etc.)
Ces fortes contraintes pourraient donc aussi impacter les transports de produits agricoles et alimentaires. Sans autre solution, nous serions donc dans l’obligation, en moyenne, de transporter moins, sur de moins longues distances, ce qui réduirait de fait les capacités d’approvisionnement alimentaire des métropoles. Par conséquent, est-il encore raisonnable de faire croître la population de Nantes Métropole ? Dézoomons encore davantage, le département de Loire-Atlantique ne risque-t-il pas de finir surpeuplé – et ce même si l’on devenait tous végétaliens ? En anticipation d’une probable descente énergétique et matérielle, ne devrait-on pas planifier une meilleure répartition des populations sur le territoire en fonction des capacités de production agricole et de l’efficacité énergétique des moyens de transport de marchandises à disposition en 2050 et après ? Somme toute, des questions qui mériteraient d’être au cœur des débats autour de la résilience alimentaire de notre territoire.
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