On voit ici et là – pour des raisons climatiques ou d’atténuation de nos vulnérabilités – sur les réseaux sociaux, dans les journaux, etc. des appels courageux à « juste » stopper la production et la consommation mondiale de pétrole. Mais, pour qui comprend l’importance du pétrole et des transports de marchandises et de passagers, il est normal que ces appels restent sans réponse. Car si ces baisses étaient appliquées à la lettre, ces dernières aboutiraient sur un chaos social, causé par les pénuries alimentaires et la violente contraction de nos économies. Mais comment est-il encore possible d’observer une telle dépendance malgré 30 ans de développement durable ?
Probablement car les possibilités qu’offre le pétrole sont irremplaçables rien que du point de vue des transports. Contrairement au gaz et au charbon qui ont naturellement des densités énergétiques plus faibles, le pétrole est aisément transportable en tant que marchandise et combustible. Ce dernier présente en effet une densité énergétique très élevée : 1 baril de pétrole (159 Litres) équivaut à 10 000 heures de travail humain ou 5 années à 40 heures de travail de force par semaine (Hagens, 2020). Le TRE du transport du pétrole est par conséquent beaucoup plus avantageux que celui des autres carburants. Ainsi, il est possible de mailler beaucoup plus finement les territoires tant pour la mobilité, les transports de marchandises ou encore le travail des engins agricoles.
Outre sa domination toujours quasi absolue dans les transports routier, maritime et aérien, « l’or noir » est facilement transformable. C’est une matière aux multiples qualités utilisée dans une infinité de processus chimiques. Près d’un quart du pétrole consommé dans le monde l’est par l’industrie, soit comme matière première via la pétrochimie, soit comme combustible (Auzanneau, 2021). Bien souvent, les matières transformées sont elles-mêmes produites grâce au pétrole, ou à base de pétrole, et bien souvent les deux à la fois. C’est notamment le cas dans le secteur de l’automobile, du nautisme, du textile, de la construction, de l’emballage ou encore de l’industrie pharmaceutique. Ainsi, un très grand nombre de médicaments et de produits cosmétiques contiennent des molécules issues d’hydrocarbures.
Le pétrole reste aussi incontournable dans la production des plastiques, du kevlar et des matériaux composites grâce auxquels sont construites, par exemple, les éoliennes (Auzanneau, 2021). Manches de brosses en plastique, rouges à lèvres, étuis, vernis à ongle, flacons, manteaux imperméables, bas de nylon, semelles de chaussures, ordinateurs, tables, emballages, stylos, gobelets (Barbéris, 2010) : à bien regarder autour de soi, rares sont les objets qui n’ont pas été fabriqués et acheminés grâce au pétrole…
Même le bitume de nos routes, de nos zones logistiques ou encore de nos pistes d’aéroport est un mélange d’hydrocarbures issus de la distillation du pétrole. Si à la fin du XIXe siècle, les machines à vapeur et les locomotives étaient lubrifiées à l’huile de baleine ou de cachalot (Bihouix, 2014), de nos jours, les lubrifiants et graisses utilisés dans beaucoup de machines industrielles sont eux aussi produits à partir de dérivés du pétrole. Quant aux fluides qui resteront présents dans les véhicules électriques (transmission, freins, refroidissement des batteries, etc.), il paraît peu probable que l’on soit en mesure de tout « biosourcer » sans une réduction drastique de la flotte de moyens de transport. C’est donc faire preuve de naïveté que de croire que, même si nous arrivions par miracle à nous passer totalement de pétrole dans les transports grâce à l’électrification, nous aurions réglé « le problème » de la finitude de cette ressource tant il y a du pétrole partout.
De plus, contrairement à ce que l’on peut penser, Nate Hagens (2023) explique qu’une baisse de la demande globale de carburants d’origine fossile, générée par l’utilisation massive des véhicules électriques, n’induirait pas nécessairement une baisse de la demande globale de pétrole sur le court terme. Si le diesel et l’essence représentent à eux seuls aux alentours 66 % des produits issus d’un baril de pétrole, notons que les produits composant les 34 % restants ne peuvent être accessibles sans produire au préalable du diesel et l’essence. En effet, les produits pétroliers doivent être raffinés/distillés séquentiellement et le diesel ainsi que l’essence composent les premières étapes (Hagens, 2023). Ainsi des questions peuvent se poser : dans un monde tout électrique – si tant est qu’il soit matériellement possible -, serait-il toujours rentable pour les industries pétrolières d’extraire du pétrole si sa seule utilisation finale était pour les produits pétroliers restants, c’est-à-dire hors carburants ? Si oui, que feraient-elles des coproduits (essence, diesel, etc.) ?
Enfin, l’effet parc et l’inertie systémique se caractérisent par la lenteur de déploiement de toute nouvelle technologie – en particulier celles qui présentent une complexité et une densité matérielle importante (exemple les véhicules électriques) – et généralement plusieurs décennies sont nécessaires pour arriver à la commercialisation à grande échelle (Gross et al., 2018). En parallèle, la loi des rendements marginaux décroissants en R&D, indique, quant à elle, que de moins en moins de découvertes sont faites : la plupart des grandes découvertes scientifiques ont été faites par le passé, et à moindre coût (Tainter, 2022). Dorénavant la R&D est de plus en plus coûteuse au regard du nombre de brevets toujours plus faible par dollar investi (Tainter, 2013). Or, le probable recalibrage radical entre le système financier et la réalité physique dans les années à venir – qui pourrait se matérialiser par une baisse de l’ordre de 30 à 50 % du PIB mondial (Hagens, 2020) -, indique que de moins en moins de moyens financiers seront à notre disposition pour la R&D de haute technologie, un premier frein majeur à la « dépétrolisation » des transports routiers de marchandises et de passages à demande de transport inchangée.
Bibliographie
Auzanneau Mathieu, Chauvin Hortenze. Pétrole le déclin est proche. Seuil, 2021, 160 p.
Barbéris Patrick. La Face Cachée du Pétrole (1/2) : Le partage du monde. Arte, publié en 2010
[consulté le 27 juin 2022]. Disponible sur : https://www.dailymotion.com/video/xewkez
Bihouix Philippe. L’âge des low tech : vers une civilisation techniquement soutenable.
Éditions du Seuil, 2014, 336 p.
Gross R., R.Hanna,A.Gambhirb,P.Heptonstalla & J.Speirsc. How long does innovation and
commercialisation in the energy sectors take?. Science direct [en ligne]. Publié en décembre
2018 [consulté le 24 avril 2022]. Disponible sur :
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0301421518305901
Hagens Nathan John. Economics for the future – Beyond the superorganism. Science direct,
publié en mars 2020 [consulté le 27 juillet 2022]. Disponible sur :
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0921800919310067
Hagens Nathan John. The Great Simplification podcast . The Perils of EROI | Frankly #32 publié en 2023 [consulté le 27 juin 2023]. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=XTxPZdeKZgM
Tainter Joseph. The Great Simplification podcast : episode 27.The Great Simplification
podcast, publié en 2022 [consulté le 27 juin 2022]. Disponible sur :
https://www.thegreatsimplification.com/episode/27-joe-tainter
Tainter Joseph A. L’effondrement des sociétés complexes. Le retour aux sources, 2013, 318
p.